Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/91

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— N’êtes-vous pas la fille du général ? dit le maréchal des logis.

— Voyez mon père, dit la comtesse en montrant Fabrice.

Les gendarmes furent saisis d’un rire fou.

— Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le maréchal des logis piqué de la gaieté générale.

— Ces dames n’en prennent jamais pour aller à Milan, dit le cocher d’un air froid et philosophique elles viennent de leur château de Grianta. Celle-ci est Mme la comtesse Pietranera, celle-là, Mme la marquise del Dongo.

Le maréchal des logis, tout déconcerté, passa à la tête des chevaux, et là tint conseil avec ses hommes. La conférence durait bien depuis cinq minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture fût avancée de quelques pas et placée à l’ombre ; la chaleur était accablante, quoiqu’il ne fût que onze heures du matin. Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les côtés cherchant le moyen de se sauver vit déboucher d’un petit sentier à travers champs et arriver sur la grande route, couverte de poussière, une jeune fille de quatorze à quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle s’avançait à pied entre deux gendarmes en uniforme, et, à trois pas derrière elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui affectait des airs de dignité comme un préfet suivant une procession.

— Où les avez-vous donc trouvés ? dit le maréchal des logis tout à fait ivre en ce moment.

— Se sauvant à travers champs, et pas plus de passeports que sur la main.

Le maréchal des logis parut perdre tout à fait la tête, il avait devant lui cinq prisonniers au lieu de deux qu’il lui fallait. Il s’éloigna de quelques pas, ne laissant qu’un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la majesté, et un autre pour empêcher les chevaux d’avancer.

— Reste, dit la comtesse à Fabrice qui avait déjà sauté à terre, tout va s’arranger.

On entendit un gendarme s’écrier :

— Qu’importe ! s’ils n’ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout de même.

Le maréchal des logis semblait n’être pas tout à fait aussi décidé, le nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l’inquiétude, il avait connu le général, dont il ne savait pas la mort. « Le général n’est pas homme à ne pas se venger si j’arrête sa femme mal à propos », se disait-il.

Pendant cette délibération qui fut longue, la comtesse avait lié conversation avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans la poussière à côté de la calèche ; elle avait été frappée de sa beauté.