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se fût fait horreur à elle-même si elle eût cherché un autre sentiment dans cette amitié presque filiale. Au fond, se disait la comtesse, quelques amis qui m’ont connue il y a six ans, à la cour du prince Eugène, peuvent encore me trouver jolie et même jeune, mais pour lui je suis une femme respectable… et, s’il faut tout dire sans nul ménagement pour mon amour-propre, une femme âgée. La comtesse se faisait illusion sur l’époque de la vie où elle était arrivée, mais ce n’était pas à la façon des femmes vulgaires. À son âge, d’ailleurs, ajoutait-elle, on s’exagère un peu les ravages du temps ; un homme plus avancé dans la vie…

La comtesse, qui se promenait dans son salon, s’arrêta devant une glace, puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le cœur de Mme Pietranera était attaqué d’une façon sérieuse et par un singulier personnage. Peu après le départ de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu’elle se l’avouât tout à fait, commençait déjà à s’occuper beaucoup de lui, était tombée dans une profonde mélancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si l’on ose ainsi parler, sans saveur ; elle se disait que Napoléon, voulant s’attacher ses peuples d’Italie, prendrait Fabrice pour aide de camp. — Il est perdu pour moi ! s’écriait-elle en pleurant, je ne le reverrai plus ; il m’écrira, mais que serai-je pour lui dans dix ans ?