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le bras, il lui vint un scrupule. Me voici, se dit-il, avec l’habit et la feuille de route d’un hussard mort en prison, où l’avait conduit, dit-on, le vol d’une vache et de quelques couverts d’argent ! J’ai pour ainsi dire succédé à son être… et cela sans le vouloir ni le prévoir en aucune manière ! Gare la prison !… Le présage est clair, j’aurai beaucoup à souffrir de la prison !

Il n’y avait pas une heure que Fabrice avait quitté sa bienfaitrice, lorsque la pluie commença à tomber avec une telle force qu’à peine le nouvel hussard pouvait-il marcher, embarrassé par des bottes grossières qui n’étaient pas faites pour lui. Il fit rencontre d’un paysan monté sur un méchant cheval : il acheta le cheval en s’expliquant par signes ; la geôlière lui avait recommandé de parler le moins possible, à cause de son accent.

Ce jour-là l’armée, qui venait de gagner la bataille de Ligny, était en pleine marche sur Bruxelles ; on était à la veille de la bataille de Waterloo. Sur le midi, la pluie à verse continuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon ; ce bonheur lui fit oublier tout à fait les affreux moments de désespoir que venait de lui donner cette prison si injuste. Il marcha jusqu’à la nuit très avancée, et comme il commençait à avoir quelque bons sens, il alla prendre son logement dans une maison de paysan fort éloignée de la route. Ce paysan pleurait et prétendait qu’on lui avait tout