Page:Stendhal - La chartreuse de Parme (Tome 2), 1883.djvu/256

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 252 —

désespoir d’être hors de prison. Il se gardait bien d’avouer cette cause de sa tristesse, elle eût amené des questions auxquelles il ne voulait pas répondre.

— Mais quoi ! lui disait la duchesse étonnée, cette horrible sensation lorsque la faim te forçait à te nourrir, pour ne pas tomber, d’un de ces mets détestables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation : Y a-t-il ici quelque goût singulier ? est-ce que je m’empoisonne en cet instant ? cette sensation ne te fait pas horreur !

— Je pensais à la mort, répondait Fabrice, comme je suppose qu’y pensent les soldats : c’était une chose possible que je pensais bien éviter par mon adresse.

Ainsi quelle inquiétude, quelle douleur pour la duchesse ! Cet être adoré, singulier, vif, original, était désormais sous ses yeux en proie à une rêverie profonde ; il préférait la solitude même au plaisir de parler de toutes choses, et à cœur ouvert, à la meilleure amie qu’il eût au monde. Toujours il était bon, empressé, reconnaissant auprès de la duchesse, il eût comme jadis donné cent fois sa vie pour elle ; mais son âme était ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. La conversation, l’échange de pensées froides désormais possible entre eux, eût peut-être semblé agréable à d’autres ; mais eux se souvenaient encore, la duchesse sur-