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le rouge et le noir

ne savent-ils marcher qu’en troupe. Dès qu’ils se voient seuls, ils ont peur non de la lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.

Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de l’appui et du secours dans les autres ! il méprise les autres, c’est pour cela que je ne le méprise pas.

Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu’une sottise vulgaire, une mésalliance plate ; je n’en voudrais pas ; il n’aurait point ce qui caractérise les grandes passions : l’immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l’événement.

Mademoiselle de La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans s’en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et à son frère. Son éloquence alla si loin, qu’elle les piqua.

— Prenez bien garde à ce jeune homme, qui a tant d’énergie, s’écria son frère ; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.

Elle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l’énergie. Ce n’est au fond que la peur de rencontrer