Page:Stendhal - Lucien Leuwen, I, 1929, éd. Martineau.djvu/171

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mais ne songeant qu’aux dollars. Ils me parleraient de leurs dix vaches, qui doivent leur donner au printemps prochain dix veaux, et moi j’aime à parler de l’éloquence de M. Lamennais, ou du talent de madame Malibran comparé à celui de madame Pasta ; je ne puis vivre avec des hommes incapables d’idées fines, si vertueux qu’ils soient ; je préférerais cent fois les mœurs élégantes d’une cour corrompue. Washington m’eût ennuyé à la mort, et j’aime mieux me trouver dans le même salon que M. de Talleyrand. Donc la sensation de l’estime n’est pas tout pour moi ; j’ai besoin des plaisirs donnés par une ancienne civilisation…

» Mais alors, animal, supporte les gouvernements corrompus, produits de cette ancienne civilisation ; il n’y a qu’un sot ou un enfant qui consente à conserver des désirs contradictoires. J’ai horreur du bon sens fastidieux d’un Américain. Les récits de la vie du jeune général Bonaparte, vainqueur au pont d’Arcole, me transportent ; c’est pour moi Homère, le Tasse, et cent fois mieux encore. La moralité américaine me semble d’une abominable vulgarité, et en lisant les ouvrages de leurs hommes distingués, je n’éprouve qu’un désir, c’est de ne jamais les rencontrer dans le monde. Ce pays modèle me semble le