Page:Stendhal - Lucien Leuwen, I, 1929, éd. Martineau.djvu/183

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ceaux de bois de noyer, taillés comme deux dés à jouer réunis ensemble, représentaient les cavaliers d’un régiment. Sous les ordres du maréchal des logis, il faisait manœuvrer ces soldats deux heures par jour ; c’était presque là son meilleur moment.

Peu à peu ce genre de vie devint une habitude. Toutes les sensations du jeune sous-lieutenant étaient ternes, rien ne lui faisait plus ni peine ni plaisir, et il n’apercevait aucune ressource ; il avait pris dans un profond dégoût les hommes et presque lui-même. Il avait refusé longtemps d’aller dîner le dimanche à la campagne avec son hôte, M. Bonard, le marchand de blé. Un jour il accepta, et il revint à la ville de compagnie avec M. Gauthier, que le lecteur connaît déjà comme le chef des républicains et le principal rédacteur du journal l’Aurore. Ce M. Gauthier était un gros jeune homme taillé en hercule ; il avait de beaux cheveux blonds qu’il portait trop longs : mais c’était là sa seule affectation ; les gestes simples, une énergie extrême qu’il mettait à tout, une bonne foi évidente le sauvaient de l’air vulgaire. La vulgarité la plus audacieuse et la plus plate faisait, au contraire, la physionomie de ses associés. Pour lui il était sérieux et ne mentait jamais ; c’était un fanatique de bonne foi. Mais à travers sa passion