Page:Stendhal - Lucien Leuwen, I, 1929, éd. Martineau.djvu/294

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et l’on voyait qu’il se répétait cent fois le jour : « Je suis le plus grand propriétaire de la province, et, partant, je dois être autrement qu’un autre. »

Si un portefaix faisait une difficulté à un de ses gens dans la rue, il s’élançait en courant pour aller vider la querelle, et il eût volontiers tué le portefaix. Son grand titre de gloire, ce qui le plaçait à la tête des hommes énergiques et bien pensants de la province, c’était d’avoir arrêté de sa main un des malheureux paysans, fusillés sans savoir pourquoi, par ordre des Bourbons, à la suite d’une des conspirations, ou plutôt des émeutes qui éclatèrent sous leur règne. Lucien n’apprit ce détail que beaucoup plus tard. Le parti du marquis de Sanréal en avait honte pour lui, et lui-même, étonné de ce qu’il avait fait, commençait à douter qu’un gentilhomme, grand propriétaire, dût remplir l’office de gendarme, et, pire encore, choisir un malheureux paysan au milieu d’une foule pour le faire fusiller en quelque sorte sans jugement et après une simple comparution devant une commission militaire.

Le marquis, en cela seulement semblable aux aimables marquis de la Régence, était à peu près complètement ivre tous les jours, dès midi ou une heure ; or il était deux heures quand il accosta M. de Lanfort.