Page:Stendhal - Lucien Leuwen, I, 1929, éd. Martineau.djvu/81

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Après dix minutes, qui lui parurent un siècle, Lucien prit la fuite ; il courait de telle sorte, que Dévelroy avait peine à le suivre.

— Grand Dieu ! Est-ce là un héros ? s’écria-t-il enfin, en s’arrêtant tout à coup ; c’est un officier de maréchaussée ! c’est le sicaire d’un tyran, payé pour tuer ses concitoyens et qui s’en fait gloire.

Le futur académicien prenait les choses tout autrement et de moins haut.

— Que veut dire cette mine de dégoût, comme si on t’avait servi du pâté de Strasbourg trop avancé ? Veux-tu ou ne veux-tu pas être quelque chose dans le monde ?

— Grand Dieu ! quelle canaille !

— Ce lieutenant-colonel vaut cent fois mieux que toi ; c’est un paysan qui, à force de sabrer pour qui le paye, a accroché les épaulettes à graines d’épinard.

— Mais si grossier, si dégoûtant !…

— Il n’en a que plus de mérite ; c’est en donnant des nausées à ses chefs, s’ils valaient mieux que lui, qu’il les a forcés à solliciter en sa faveur cet avancement dont il jouit aujourd’hui. Et toi, monsieur le républicain, as-tu su gagner un centime en ta vie ? Tu as pris la peine de naître comme le fils d’un prince. Ton père te donne de quoi vivre ; sans quoi, où en