Page:Stendhal - Lucien Leuwen, II, 1929, éd. Martineau.djvu/14

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imitation savante de lord Byron, dont on parlait encore beaucoup à cette époque.

Cette visite au billard ne fut pas la seule. La renommée s’en empara ; et comme tout Nancy avait porté à douze ou quinze les quatre habits de livrée que madame Leuwen avait envoyés de Paris à son fils, tout le monde dit que chaque soir, depuis un mois, on rapportait Leuwen ivre mort à son logis. Les indifférents en étaient étonnés, les officiers démissionnaires carlistes charmés. Un seul cœur en était percé jusqu’au vif :

« Me serais-je trompé sur son compte ? » Cette ressource de perdre la raison pour oublier son chagrin n’était pas belle, mais elle était la seule dont Leuwen eût pu s’aviser, ou plutôt il y avait été entraîné ; la vie de garnison s’était offerte à lui, et il y avait cédé. Comment faire autrement, pour ne pas avoir une fin de soirée abominable ?

C’était son premier chagrin, la vie n’avait été jusque-là pour lui que travail ou un plaisir. Depuis longtemps, il était reçu, et avec distinction, dans toutes les maisons de Nancy ; mais la même raison qui lui assurait des succès lui ôtait tout plaisir. Leuwen était comme une vieille coquette : comme il jouait toujours la comédie, rien ne lui faisait plaisir.