Page:Stendhal - Lucien Leuwen, II, 1929, éd. Martineau.djvu/237

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qu’avec une épaulette, une fortune bornée est très supportable pour l’amour-propre. Sous l’uniforme, la pauvreté n’est que la pauvreté, ce n’est pas grand-chose, il n’y a pas le mépris. Mais tu croiras ces choses-là, dit M. Leuwen en changeant de ton, quand tu les auras vues toi-même… Je dois te sembler un radoteur… Donc, brave sous-lieutenant, vous ne voulez plus de l’état militaire ?

— Puisque vous êtes si bon que de raisonner avec moi au lieu de commander, non, je ne veux plus de l’état militaire en temps de paix, c’est-à-dire passer ma soirée à jouer au billard et à m’enivrer au café, et encore avec défense de prendre sur la table de marbre mal essuyée d’autre journal que le Journal de Paris. Dès que nous sommes trois officiers à [nous] promener ensemble, un au moins peut passer pour espion dans l’esprit des deux autres. Le colonel, autrefois intrépide soldat, s’est transformé, sous la baguette du juste milieu, en sale commissaire de police.

M. Leuwen père sourit comme malgré lui. Lucien le comprit, et ajouta avec empressement :

— Je ne prétends point tromper un homme aussi clairvoyant ; je ne l’ai jamais prétendu, croyez-le bien, mon père ! Mais enfin, il fallait bien commencer mon conte