Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
107
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

J. J. Rousseau passa au bivouac en ces lieux, dans l’enfoncement d’une porte de jardin. Après tant d’années que je n’ai lu ce passage des Confessions, je me rappelle presque les paroles de cet homme tellement exécré des âmes sèches. Il est quelquefois emphatique sans doute, mais quand il n’est pas porté par son sujet ; mais les écrivains incapables d’émotions tendres, Voltaire, Buffon, Duclos, auraient mis en vain leur esprit à la torture pour décrire cette nuit passée sur le seuil d’une porte de jardin ombragée par des branches de vigne sauvage ; le public ne s’en serait pas souvenu après quinze jours, peut-être même le récit lui eût-il semblé égotiste. C’est en suivant ces mêmes sentiers que je parcourais que J. J. Rousseau répétait sa cantate de Batistin, qui le lendemain lui valut un bon dîner. Ce fut la dernière fois qu’il manqua de pain.

Enfin j’entre à Lyon à pied, et je m’aperçois que je n’ai pu éviter le mépris même du petit garçon que je paye pour porter mon manteau et mon Shakspeare. J’offense le dieu du pays, l’argent : j’ai l’air pauvre.

Quand je dis au petit garçon que je vais loger à l’Hôtel de Jouvence, à côté de la poste aux lettres :

— Mais, monsieur, reprend-il avec son accent traînant, c’est un hôtel bien cher ! Je crois que, sans mon regard étonné, il aurait achevé sa pensée : bien cher pour vous.

J’y suis dans cet hôtel, et j’écris ceci dans une belle chambre tapissée en damas cramoisi avec baguettes dorées ; la moitié du pourtour de cette chambre est revêtue d’une boiserie peinte en blanc tirant sur le bleu, et vernissée, ce qui est à la fois triste et d’un aspect sale. Je marche sur un parquet bien ciré, à feuilles carrées et compliquées dont j’ai oublié le nom, et qui crie quand on marche. La tenture de ma chambre est environnée de baguettes dorées (ébréchées, il est vrai, et ternies en vingt endroits) : mais, quand je demande qu’on jette sur mon lit une cousinière pour me garantir des cousins qui m’empêchent de dormir, le valet de chambre sourit d’un air de satisfaction intérieure, et me répond,