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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

sentants sont des hommes indignés et magnanimes ; les insurgés des faubourgs sont furieux. On ne peut plus oublier, après l’avoir vue une fois, la joie stupide de l’homme du peuple qui se fait gloire de porter au bout d’une pique la tête de Féraud. Chaque groupe exprime nettement une certaine action. Enfin, chose qui devient de jour en jour plus rare, la forme des corps humains est respectée : ces jambes, ces bras, appartiennent à des gens vigoureusement constitués, et animés en ce moment d’une passion désordonnée. Rien de mesquin ni de pauvre dans les formes, et pourtant rien qui rappelle trop crûment l’imitation des statues. La couleur n’est pas brillante ; elle n’est pas une fête pour l’œil charmé, comme celle de Paul Véronése, mais elle n’est pas choquante : la composition générale est fort bien ; enfin, pour suprême louange, les personnages n’ont pas l’air d’acteurs jouant, si bien qu’on veuille le supposer, le drame de la mort de Féraud et du courage de Boissy-d’Anglas.

Il y a un mérite plus invisible au vulgaire, les personnages de ce tableau ne rappellent en rien les figures des grands maîtres qui ont précédé M. Court.

Mais ce mérite, le premier de tous, est le plus grand crime aux yeux des académies. M. Court trouvera-t-il un ministre qui veuille l’employer sans la recommandation de l’Académie ? Il pourrait bien mourir de faim comme Prudhon, cet impertinent qui ne copiait point M. David (alors à la mode). Et nous nous croyons du goût naturel pour la peinture ! Sommes-nous injustes, un seul instant, envers un livre agréable ? un joli calembour même a-t-il jamais manqué son succès ? Voulez-vous avoir un bon appartement chaud ?

Voici vingt-cinq jours que je viens de passer à Lyon, et je n’ai pas osé me présenter tout seul à la société des Dîneurs, c’eût été trop évidemment solliciter une invitation ; car, à des connaisseurs de ce mérite, il ne peut pas être question d’offrir un ignoble dîner à une auberge quelconque.

Ce qui manque surtout au caractère lyonnais, c’est ce qui au-