Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/224

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craint de manquer d’eau et de s’engraver, sur le Rhône on a à se méfier d’un courant terrible et puissant. J’aborde à une promenade formée de quelques rangées d’ormes que le pays admire, et qui aura quelque physionomie dans cent ans, quand les arbres seront vieux.

Rabelais appelle Avignon la Ville sonnante ; on y voit, en effet, une foule de clochers : moi, je l’appellerais plutôt la ville des jolies femmes ; on rencontre, à tout bout de champ, des yeux dont on n’a pas d’idée dans les environs de Paris. Les rues sont couvertes de toiles à cause de la chaleur ; j’aime cet usage et le demi-jour qu’il procure. La badauderie naturelle au voyageur m’a fait perdre une heure à l’occasion d’un certain crucifix d’ivoire fort vanté et fort médiocre, et pour lequel il faut demander une permission. Une religieuse le montre en cérémonie.

J’ai vu les hôtels de Crillon et de Cambis. On craint toujours de laisser échapper quelque chose de curieux ; mais il faudrait ne pas s’impatienter quand on trouve toutes les laideurs et toutes les odeurs malsaines d’une petite ville.

La comtesse Jeanne, reine de Naples, célèbre par sa beauté et ses aventures, vendit Avignon au pape Clément VI, moyennant quatre-vingt mille florins d’or : les épingles du marché furent une petite absolution pour le meurtre de son premier mari, et la reine oublia de demander au pape les quatre-vingt mille florins d’or.

Louis XIV, qui eut une fermeté admirable envers l’étranger, s’empara deux fois d’Avignon, en 1662 et 1668 ; Louis XV suivit cet exemple un siècle plus tard, en 1768 ; enfin l’Assemblée constituante réunit Avignon à la France en 1790. Les méchants prétendent que le caractère des habitants offre encore quelques traces de la domination italienne : la Glacière, le maréchal Brune.

Le seul homme bien vêtu auquel j’aie parlé m’a dit d’un air dolent que, par l’effet de l’affreuse révolution française, le pays avait perdu des trésors en tableaux et en monuments : c’est ce