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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

dans le Gâtinais. Comme je traverse un gros bourg sur la Loire, j’ai soif ; l’eau que je vais chercher dans un café puant est atroce. Il faut acheter huit bouteilles carrées, comme celles de la liqueur de Turin, et les placer dans un réduit, derrière les talons de bottes du voyageur. On a ainsi du vin et de l’eau que l’on renouvelle à chaque fontaine.

Je couche à Cosne, bourg infâme et infâme auberge ; mais j’étais obligé de voir des fabriques d’ancres en fer forgé le long de la Loire. Sur le mur de ces forges, on me fait observer des marques d’inondation du fleuve, étonnantes par leur élévation.

Je vois un pont suspendu qui traverse la Loire, et qui, je ne sais pourquoi, passe pour laid dans le pays. Les Français sont drôles dans leurs idées. Peut-être que l’ingénieur qui a construit ce pont avait une cravate trop haute, ce qui lui donnait l’air suffisant ; peut-être a-t-il blessé la vanité des bourgeois de la petite ville par quelque autre tort aussi grave. Le tablier en bois d’une arche du pont est tombé un beau jour, parce qu’un pied-droit, supportant le tablier, s’est rompu, et trois personnes se sont noyées. Il fallait du fer de la Roche en Champagne ; peut-être aura-t-on pris par mégarde du fer aigre du Berry. Au reste, on ne peut prévoir les maladies du fer : tout à coup la barre de fer la mieux forgée casse net. Est-ce un effet de l’électricité ?

Ce pont, qui n’est pas à la mode, conduit à une île de la Loire. Ce fleuve est ridicule à force d’îles : une île doit être une exception chez un fleuve bien appris ; mais, pour la Loire, l’île est la règle, de façon que le fleuve, toujours divisé en deux ou trois branches, manque d’eau partout. Ce malheureux pont conduit donc à un chemin qui traverse une île dépouillée d’arbres, et qui pourrait être charmante. On prétend que ce pont a donné de l’humeur à beaucoup de gens du voisinage. Voilà le malheur de la province : prendre de l’humeur. On ne prend point d’humeur aux colonies.

Pour compléter mon idée, je suis entré chez une petite marchande épicière qui m’a vendu du raisin sec. Un paysan à la