Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/340

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non-seulement de ses actions atroces, mais de toutes les actions de sa vie qui ne furent pas incriminées ? nous l’ignorons. Nous sommes donc bien loin d’avoir un portrait véritable de cet être extraordinaire.

Avec Gilles de Retz on avait arrêté deux de ses agents, Henri et Étienne Corillaut, dit Poitou ; le magicien Prelati ne vivait plus. Confronté avec ses deux complices, le maréchal les désavoua pour ses serviteurs : Jamais, disait-il, il n’avait eu que d’honnêtes gens à son service. Mais, plus tard, la torture fit peur à cet être esclave de son imagination, il avoua tous ses crimes et confirma les déclarations de Henri et d’Étienne Corillaut.

Ici je me dispenserai de répéter les détails atroces ou obscènes de ce procès. C’est toujours un libertinage ardent, mais qui ne peut s’assouvir qu’après avoir bravé tout ce que les hommes respectent. Le Don Juan se procure tous les plaisirs de l’orgueil, et ces jouissances le disposent à d’autres. Toujours on le voit obéir à une imagination bizarre et singulièrement puissante dans ses écarts.

Il existe huit manuscrits de ce procès à la Bibliothèque royale de Paris, et un neuvième au château de Nantes. Gilles de Retz avait immolé un grand nombre d’enfants et de jeunes gens de tout âge, depuis huit ans jusqu’à dix-huit. Ces sacrifices humains avaient eu lieu dans les châteaux de Machecoul, de Chantocé, de Tiffauges, appartenant au maréchal ; dans son hôtel de La Suze, à Nantes, et dans la plupart des villes où il promenait sa cour. Il avoua que ses sanglantes voluptés avaient duré huit ans ; un de ses complices dit quatorze. Dans ses châteaux, on brûlait les restes des victimes afin d’anéantir toutes les traces du crime.

Le défaut de cette histoire, tirée ainsi d’un procès criminel, c’est de ressembler à un roman à la fois atroce et froid. Pour trouver le courage de lire jusqu’à la fin, on sent le besoin de se rappeler qu’il s’agit ici de faits prouvés en justice et contre un grand seigneur, homme d’esprit, riche et puissant : la calomnie n’est donc pas probable. Malgré les précautions prudentes indi-