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Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/351

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faire, on ne l’a point vu adresser la parole à un homme ou lancer un sujet de conversation.

Charles était un peu parent de feu M. de Nintrey, et sa veuve, le sachant de retour depuis quelque temps dans la province où il est né, mais où il ne possède plus rien, l’a invité à venir tuer des perdreaux dans ses chasses, qui sont superbes. Mais les politiques ne doutent pas qu’elle n’ait eu l’idée baroque d’en faire un mari pour sa fille. Une fois ne lui est-il pas échappé de dire devant deux notaires et presque comme se parlant à elle-même : « Quel avantage y a-t-il pour une fille au-dessus de toutes les exigences par la fortune à épouser un homme riche ? Ce qu’elle a de mieux à espérer, n’est-ce pas que son mari ne gâte pas sa position sous ce rapport ? »

Lors de l’arrivée de Charles, la fierté de Léonor a paru fort choquée de ce que, venu au château un soir fort tard, dès le lendemain avant le jour il s’est joint à une partie de chasse au sanglier. Les chasseurs ne rentrèrent qu’à la nuit noire. Charles Villeraye était horriblement fatigué, et, dès qu’il eut assisté à un souper où il mangea comme un sauvage sans dire mot, il alla visiter son cheval à l’écurie et ne reparut pas au salon.

Ce qui est encore d’une plus rare impolitesse, c’est qu’il devina, dès le premier jour, que la belle Léonor le regardait un peu comme un futur mari. Madame de Nintrey est bien assez imprudente pour avoir fait une telle confidence à sa fille, disaient ce soir les respectables mères de famille qui essayaient de ravir la parole à mon hôte qui narrait posément et avec circonstances, ainsi que le lecteur s’en aperçoit. Comme il reprenait la parole après une longue interruption à laquelle je dois la plupart des détails précédents :

— Elle est bien capable, reprit l’une de ces dames, d’avoir dit à sa fille : « Je préférerais un jeune homme qui a eu six chevaux dans son écurie, et qui s’est déjà ruiné une fois. Peut-être aura-t-il compris l’ennui qu’il y a à panser soi-même son cheval. »