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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

route, et y passait des matinées entières. Au milieu de la campagne, on vient d’envoyer ce jeune ingénieur à l’autre bout du royaume.

— C’est une campagne perdue ! me dit M. Banville, mon ami, indigné de ce déplacement. Il était de plus fort en colère contre un conducteur qui vole. Il prétend qu’on ne destitue jamais les voleurs dans cette administration, on se contente de les faire changer de département. Aussi M. Ranville, amoureux de sa route, demande-t-il toujours à l’ingénieur en chef des conducteurs du pays ; mon ami a bien d’autres chagrins.

— Aussi, lui disais-je, pourquoi êtes-vous passionné ? pourquoi diable faire dépendre votre bonheur des autres ? Il serait moins fou d’aimer une jeune et jolie femme ; au moins vous n’auriez à vous battre que contre le caprice d’une seule personne. Au moyen de votre route, vous avez à lutter non-seulement contre l’intérêt d’une centaine de provinciaux, mais encore contre toutes les niaiseries qu’ils s’imaginent être de leur intérêt.

Je suis allé avec M. R… à la sous-préfecture.

L’ingénieur en chef avait fait un plan de route excellent ; ce plan fut déposé il y a trois ans dans cette sous-préfecture, avec un grand livre de papier blanc, destiné à recevoir les objections. Je venais pour lire ces objections ; il faut avouer qu’elles sont à mourir de rire. Le préfet a nommé une commission pour les juger ; mais, pour ne pas désobliger deux membres du conseil général du département, habitant le pays, il les a placés dans cette commission. Il faut savoir que dans les provinces le conseil général est pour le préfet à peu près ce qu’est à Paris la chambre des députés pour les ministres : on s’en moque fort en paroles, mais il faut les séduire.

Ces deux membres du conseil général n’ont pas voulu désobliger les électeurs dont ils disposent, ni leurs parents. La société, qui se réunit dans les cabarets du pays, s’est prononcée fortement contre le plan de l’ingénieur en chef, qui n’avait d’autre mérite que d’être raisonnable. Il supprimait une montée abominable, contre laquelle ces mêmes paysans crient depuis trente ans.