Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
53
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Telle est leur unique supériorité sur les romans, qui, arrangés par un artiste en émotions, sont bien autrement intéressants, mais en général ne peuvent servir de base à aucun calcul.

Il y avait naguère à Argenton un jeune ménage de la classe ouvrière, mais qui se trouvait dans les conditions les plus favorables pour le bonheur. La femme était jolie et bonne ; le mari avait de l’aisance, un état fort lucratif, et du reste c’était bien le meilleur garçon du monde. Il avait épousé sa cousine. Tous les deux désiraient beaucoup des enfants ; ce vœu ne fut pas exaucé.

Dans les premiers jours de janvier 1857, François Gauthier, le mari, partit de grand matin pour Limoges, où il conduisait une voiture chargée de farines. En traversant Argenton au petit jour, il crut voir un homme qui l’observait, et qui ensuite prit les devants. Ganthier passa le pont sur la Creuse, et, comme il montait une côte assez rapide, située au delà de la rivière, un homme, le même sans doute qu’il avait remarqué, se jeta sur lui qui était tranquillement assis sur sa charrette, et lui porta un coup de couteau. Ganthier saute à terre ; une lutte violente s’engage, il reçoit cinq ou six coups de couteau, et met l’assassin en fuite. Mais il perdait beaucoup de sang et ne put le poursuivre. On l’accueillit dans une maison voisine, et de là on le transporta chez lui.

L’opinion publique d’Argenton n’hésita pas. On attribua ce crime à Jean Marandon, sabotier, voisin et parent des Gauthier, veuf depuis deux ans, et qui passait pour avoir des liaisons beaucoup trop tendres avec la femme Ganthier. Comment ces liaisons avaient-elles commencé avec une femme fort jolie, mais qui avait longtemps passé pour la sagesse même ? C’est ce que nous avons toujours ignoré.

Marandon était aimé dans le pays, et avait des yeux noirs d’une expression admirable et singulière chez un paysan.

La justice informa. On trouva bien quelques taches de sang sur un vêtement de Marandon ; mais elles étaient très-peu signi-