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Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/130

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ŒUVRES DE STENDHAL.

France eût perdu la supériorité littéraire, celle de toutes qui, ce me semble, lui fait le plus d’honneur.

Ma fenêtre donne sur une sublime allée de marronniers hauts de quatre-vingts pieds, plantés par Lesdiguières, le représentant et le type du caractère dauphinois (brave et jamais dupe). Malheureusement ces beaux arbres, qui se trouvent précisément au centre de la ville et en face d’une belle montagne, ont fait leur temps. Ils sont âgés de plus de deux cents ans, et chaque orage abat quelque grosse branche. Mais le plus beau de tous, qu’on appelle Lesdiguières, se porte encore fort bien, malgré le boulet reçu le 6 juillet, et dont je suis allé vénérer la marque.

Lesdiguières régna en Dauphiné toute sa vie, et ne souffrit jamais que personne vînt le troubler chez lui. Il avait construit le palais voisin que la ville acheta de ses héritiers, et dont la préfecture occupe aujourd’hui une partie moyennant un loyer de six mille francs.

L’hôtel de Franquières, jolie maison dans le style de la renaissance, à quelques pas de la belle allée de marronniers, fut bâti par Lesdiguières pour loger une sienne maîtresse dont il avait fait assassiner le mari. Mais il envoya à Rome M. Barral, avocat célèbre, pour solliciter l’absolution du pape.

Je craignais de trouver à Grenoble ce vilain petit pavé pointu qui à Lyon m’empêchait de marcher ; mais les Grenoblois sont gens d’esprit, sept de leurs rues sont déjà pavées en pierres plates que l’on tire de Fontaine, et dans six ans il n’y aura plus de pavés pointus. Le maire de la ville travaille douze heures par jour, et le conseil municipal est composé de gens d’esprit, la plupart jeunes et libéraux. Plût à Dieu que Paris fût administré par ces messieurs ! il ne s’enlaidirait pas à vue d’œil.

J’ai débuté par monter à la Bastille, cette belle montagne que l’on aperçoit de l’allée des marronniers et qui est dans la ville ; le génie militaire vient d’y construire un fort qui fera tirer bien des coups de canon en sa vie. Mais quoique la route qui y conduit soit magnifique, je suis tellement fatigué, que je n’ai pas la force