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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

vent, où, comme vous savez, aucune femme ne peut entrer, et enfin mourut sans avoir pu dire à sa maîtresse en quel lieu il avait caché le trésor. Une fois mort, ce chartreux honnête homme revenait pour apprendre à sa complice où elle trouverait l’argent ; cette femme avait grand’peur, mais aussi grande envie de mettre la main sur la somme. Le chartreux venait la nuit tirer par les pieds la femme qui était à côté de son mari ; le chartreux lui disait de le suivre ; la femme avait peur, et aurait voulu qu’il lui dît tout sur place ; d’un autre côté, elle craignait que son mari, qui était à ses côtés, n’entendît quelque chose. C’est ce dialogue de la femme et du revenant, à côté du mari qu’il ne faut pas éveiller, qui a été rendu d’une manière admirable, hier soir, par une paysanne d’une trentaine d’années, et fort jolie, ma foi. À tous moments elle disait : « Mais il est trop tard, il faut aller nous coucher, » et on la conjurait de continuer.

Il y avait une finesse et un piquant incroyable dans le dialogue qu’elle nous racontait. Le rôle du chartreux, qui, n’ayant plus besoin d’argent maintenant, ne voulait pas être plus damné qu’il ne l’était, et cherchait à forcer la paysanne à rendre le trésor à son mari, avait des traits inimitables. Enfin, voyant que les réponses de la femme ne sont pas nettes sur l’article de la restitution, le chartreux s’écrie tout haut qu’il dira au mari lui-même où git le trésor.

Le mari s’éveille au son de cette voix : sa femme lui dit qu’elle vient d’appeler la servante, parce qu’elle entend les vaches qui se sont détachées dans l’écurie.

J’ai bien vu, hier soir, qu’on avait raison d’accorder une finesse infinie aux paysans du Dauphiné ; je les placerais pour l’esprit à côté de ceux de la Toscane.

Le plaisant, c’est que les gens qui étaient assis à côté de moi croyaient aux revenants. Ces montagnards rusés et fins ne cherchaient pas les émotions, ils n’en avaient que trop ; c’est une de leurs phrases.