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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

— Ah ! monsieur, certainement que je vous connais, s’écrie-t-il en parlant haut cette fois. Je vous ai vu à la douane de ***, près Chaumont. J’étais le garçon du tailleur ; le tailleur a été ruiné lors de l’invasion de 1814 : les Wurtembergeois lui ont pris quatre belles pièces de drap ; il en est mort de chagrin. Je lui ai succédé, mais moi aussi l’on m’a volé : j’avais toujours eu des sentiments religieux ; je voyais le malheur de cet état, je suis venu en Savoie pour être chartreux. Un de nos pères m’a dit que j’avais la tête trop dure pour apprendre le latin, mais que je servirais également la religion dans une position plus humble ; que je porterais la robe de chartreux, et que mon salut n’en serait que plus assuré ; car c’est l’orgueil qui perd les âmes maintenant.

Rien n’égalait la joie du frère Jean-Marie : dans une vie si monotone, tout fait événement ; il m’a demandé force nouvelles de la Haute-Marne.

Comme le dîner finissait, le père-procureur est venu nous voir, et, en sa présence, une des dames a demandé du café au frère servant Jean-Marie. Le père a répondu avec assez de pédanterie qu’il n’y avait point de café à la Grande-chartreuse, parce que c’était une superfluité.

— Mais, mon père, a répondu la dame jeune et vive, il me semble que vous prenez du tabac ?

— C’est bien différent, madame, le tabac m’a été ordonné pour des maux de tête affreux, etc.

J’ai été blessé du ton de la dame ; elle a trop raison.

Nous nous sommes hâtés de suivre le frère Jean-Marie, qui nous a conduits à la chapelle de saint Bruno, située plus haut dans la montagne, à trois quarts d’heure du couvent. C’est là que saint Bruno fonda la Chartreuse. Plus haut encore, dans les rochers dépouillés de végétation, est une petite grotte où nous autres hommes nous nous sommes guindés, non sans quelques écorchures. C’est en ce lieu que saint Bruno s’était d’abord arrêté. Nous sommes redescendus à la chapelle de Saint-Bruno ; la