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ŒUVRES DE STENDHAL.

un effort et à quitter l’Europe pour quelques années ; quoi de pire que la haine impuissante ? Il hait la France qui n’a pas envoyé quarante mille hommes en Italie en 1830. Je conseille à cet homme aimable d’aller à New-York ; comme ville réellement maritime, on y est peut-être moins triste qu’à Genève ; les riches y ont sans doute les mêmes prétentions ; mais leurs espérances sont encore au berceau. Il y a beaucoup d’activité en Amérique, lui disais-je ; un homme qui sait quatre langues, et qui veut travailler trois heures par jour, gagnerait certainement cinq louis par semaine, etc., etc. Mais mon pauvre Milanais soupire ; il m’a l’air d’être amoureux en son pays.

J’ai commencé ma journée par aller voir les tableaux et les vases antiques, belle collection de M. Lamy-Bernard, qui, ayant eu l’esprit de gagner une belle fortune avant cinquante ans, a l’esprit bien plus rare de savoir en jouir. J’ai vu chez M. Bernard plusieurs magnifiques tableaux sur porcelaine de M. Constantin. Dans deux cents ans, on ne connaîtra les fresques de Raphaël que par M. Constantin. Il faut juger ce grand artiste à Turin, dans le cabinet du roi, qui, n’étant encore que prince de Carignan, acheta treize ouvrages de M. Constantin, au prix de deux cent mille francs, je crois. À Paris, la manufacture de Sèvres refuse à M. Constantin de lui vendre des plaques de porcelaine au prix marchand : ces plaques, fort grandes (trois pieds de long sur deux de hauteur), valent de mille à deux mille francs.

Il y a quelques beaux tableaux, dit-on, chez les messieurs du haut, mais il aurait fallu subir l’arrogance de leurs portiers, et quand j’ai envie de rire, il me vient des épigrammes : alors je vois la vie du côté français, et je ne vaux plus rien pour les beaux-arts.

Je me promène longtemps sur la Treille. Il y a un rocher pelé exactement vis-à-vis et à une lieue de distance que je voudrais faire sauter ; ce vilain rocher s’appelle la montagne de Salève.

l’hôtel de ville, où jadis j’ai acheté du bon Monti les pre-