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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

pourrir dans un cul de basse-fosse. Or cette Pucelle fut bientôt imprimée.

Pour résister à tant d’inimitiés, si bien motivées, Voltaire aurait dû renoncer à écrire, et se faire oublier. Mais une telle contrainte était au-dessus de ses forces ; il avait horreur de l’idée d’être oublié bien plus que d’une Bastille éternelle, et tous les six mois lançait un pamphlet.

Personne en France n’a montré autant de bravoure que Voltaire. En vain saisissait-il toutes les occasions de faire une cour servile au maréchal de Richelieu et au duc de Choiseul, sa sécurité était perdue si elle était attaquée. Le lendemain de sa mise en prison, MM. de Richelieu et de Choiseul auraient dit : Mais pourquoi donc ne l’y avoir pas mis dix ans plus tôt ? Le duc de Richelieu se fût moqué de lui six mois durant, avec une extrême gaieté, s’il l’eût vu en prison ; puis l’eût oublié. Le clergé eût donné pour cent mille livres de bénéfices aux fils et aux neveux du magistrat qui le tenait en prison ; on eût offert à la favorite la nomination à deux ou trois abbayes de quarante mille livres de rente.

On eût donné deux ou trois évêchés aux protégés de madame la duchesse de Grammont, et le duc de Choiseul se fût enfin aperçu qu’un jour Voltaire, revenant à Paris, pouvait éclipser la majesté royale.

Tous ces dangers étaient réels, même aux yeux de l’homme le plus froid, et Voltaire avait une imagination puérile qui les centuplait ! Sa sécurité ne reposait que sur la déraison et le manque d’accord des gens tout-puissants, qu’il battait en brèche. Bien plus, il offensait essentiellement le roi.

Une fois jeté dans le château fort des îles Sainte-Marguerite, il y était pour vingt ans. Tous les gens de lettres applaudissaient à cette prison. (Voyez les Mémoires de Collé, de l’avocat Marais, et beaucoup d’autres.)

Voltaire, on ne saurait trop le répéter, fut l’homme le plus brave de son siècle.