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ŒUVRES DE STENDHAL.

mettait la veille contre ces hommes qui travaillent pour vivre :

Traitez le brillant Ernest comme un insecte ; étudiez ses manières de faire l’amour. Il essayait de parvenir à des phrases brillantes, d’esprit, parce qu’il cherche à plaire à la jeune baronne de Malivert, dont le cœur lui est disputé par l’ingénieur des ponts et chaussées, employé dans l’arrondissement. La jeune baronne, qui est fort noble, a été élevée dans une famille excessivement ultra ; et d’ailleurs, en cherchant à ridiculiser les gens qui travaillent pour vivre, Ernest a le plaisir de dire indirectement du mal de son rival l’ingénieur.

Si le petit libraire, qui vend des almanachs populaires dans ce petit bourg de quatorze cents habitants, a eu la patience de suivre mon raisonnement et de reconnaître la vérité de tous les faits que j’ai cités successivement, il trouvera au bout d’un quart d’heure qu’il a moins de haine impuissante pour le brillant Ernest de T***.

D’ailleurs M. Ranville ne peut pas plus détruire le libraire que le libraire détruire le riche gentilhomme. Toute leur vie ils se regarderont de travers et se joueront des tours. Le libraire tue tous les lièvres.

Je pense toutes ces choses depuis que je me suis appliqué à ne pas me ravaler jusqu’à ressentir de la colère contre les pauvres diables qui passent leur vie à mâcher le mépris, et qui, à l’étranger, visent mon passe-port. Ensuite j’ai cherché à détruire chez moi la haine impuissante pour les gens bien élevés que je rencontre dans le monde et qui gagnent leur vie, ou qui plaisent aux belles dames, en essayant de donner des ridicules aux vérités qui me semblent les plus sacrées, aux choses pour lesquelles il vaut la peine de vivre et de mourir.

Il n’y a pas un an que, pour me donner la patience de regarder la figure d’un homme qui venait de prouver que Napoléon manquait de courage personnel, et que d’ailleurs il s’appelait Nicolas, j’examinai si cet homme est Gaël ou Kimri ; le monstre était Ibère.