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ŒUVRES DE STENDHAL.

grand boulevard, ou du moins un grand espace où l’on a eu le bon esprit d’abattre les maisons. On m’assure que le mistral ne permet pas d’y planter des arbres ; moi, je pense que c’est par haine des arbres. On voit fort bien la mer, qui est à cent pieds plus bas. Là se promènent de vieux matelots, auxquels je demande fort gravement combien il me faudra de temps pour aller en Corse et si le vent est favorable. Pour peu qu’on ait une physionomie bienveillante, il n’en faut pas davantage pour amener une longue conversation.

Je crains de céder à un préjugé ; mais enfin, encore aujourd’hui, j’ai rencontré parmi les gens du peuple nombre de figures qui ont la finesse du profil grec.

Il y a aussi de fort jolies femmes à Genève, par exemple ; mais rien n’est plus différent que la beauté de ces deux pays : la beauté genevoise a des contours un peu lourds, surtout vers le menton, elle annonce une âme bonne et simple ; la beauté de Marseille dénote une âme fine et décidée. Vingt fois, dans ma promenade d’aujourd’hui, j’ai trouvé des têtes qui me rappelaient celles que l’on voit dans les bas-reliefs grecs des tombeaux.

Il y avait, sur cette belle esplanade, des joueurs de boule et des blanchisseuses étalant leur linge sur des cordes et fort contrariées par le vent.

Après avoir quitté le spectacle que me donnait ce peuple vif et passionné pour les moindres choses, je me suis attaché à bien reconnaître la première Marseille, assiégée par César. Mon imagination a été pendant une heure la contemporaine des gens qui ont écrit les lettres familières de Cicéron.

La seconde Marseille, à laquelle la peste de 1720 enleva quarante mille habitants, est formée par de vilaines petites rues étroites, voisines du palais de Justice et de la cathédrale, et dont l’une s’appelle rue Pavé-d’amour. (Il y a une histoire sur cette rue.)

Du haut d’un clocher, j’ai vu la troisième Marseille, bâtie peu avant la révolution, à l’orient de la Canebière, et qui remonte