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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

fus importants des valets m’ôte la faculté d’avoir du plaisir par les tableaux. Remarquez que les gens riches de Gênes occupent les troisièmes étages de leurs palais pour voir la mer, et ces trois étages en valent bien six des nôtres. Les marches des escaliers sont magnifiquement incrustées de marbre ; mais quand, après avoir monté cent de ces marches, un valet, après vous avoir fait attendre un quart d’heure à la porte peinte en blanc et vernissée, vient vous dire : « Son Excellence est encore dans ses appartements, repassez demain, » il est permis d’avoir un peu d’humeur, surtout quand on part le soir à minuit.

J’ai vu des Van Dyck superbes. Combien ce peintre devait plaire aux contemporains ! Quel air doucement impérieux il donne à ses portraits ! Quel progrès sur l’air naturel des portraits de Raphaël. Comme on voit que dès l’enfance ces gens-là ont l’habitude d’être obéis. Hélas ! que n’avons-nous des Van Dyck pour peindre nos officiers de garde nationale en grande tenue !

J’ai vu un admirable buste de Vitellius ; c’est l’idéal du grand seigneur avide de plaisirs physiques. Je connais trois ou quatre bustes, tout ou plus, comparables à celui-ci. Le père de Trajan, au Vatican ; le Scipion âgé, en bronze, à Naples ; le Tibère jeune en marbre[1]. Je regarde comme bien inférieur à ceux-ci le jeune Auguste qu’on admire tant à Rome ; c’est un travail du siècle d’Adrien. (J’en ai trouvé la répétition aux Studj à Naples, et ce n’est pas un Auguste.)

Un buste doit rendre les habitudes de l’âme, non la passion du moment ; mais il y aurait trop à dire, et l’on se moquerait des pensées que m’a données la vue de ce buste sublime. Nous n’avons guère en France que le buste de l’homme qui sent qu’on le regarde, ou pire encore : le buste d’un prince qui fait de la dignité, ou qui cherche l’air simple.

« Mon ami, prends donc tes yeux de génie, » disait à un homme

  1. C’est le buste dont l’auteur a fait hommage à M. le comte Molé.