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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

dix ans, j’entendrai quelquefois parler du sort de ces gens-là dans les journaux, et je verrai si je me suis trompé. Par bonheur, aucun des trois partis n’a d’homme supérieur capable de dominer le cours naturel des choses, et l’on en reviendra plus vite au bon sens. Mais que diriez-vous d’un homme qui, dans son champ de blé, sèmerait curieusement les graines d’une plante vénéneuse ? C’est ainsi que les frères ignorantins enseignent aux enfants la haine du gouvernement des deux Chambres. Sera-t-il bien agréable d’avoir de petites vendées en 1850 ? Car il m’en coûte de le dire, comment voulez-vous que la foi s’accommode de ce mot, écrit en gros caractères sur la façade du palais des députés : MÉFIANCE.


LES PRÉFETS ET LEURS CHEFS DE BUREAUX.


Dans une de ces villes où je fais des affaires depuis six ans, j’ai gagné, je ne sais comment, l’amitié de l’homme le plus considéré du département ; il est propriétaire d’un fort petit château et très-misanthrope.

— Monsieur, me disait-il ce soir, on n’est pas méchant par projet en France ; mais on se laisse entraîner, on se laisse irriter, et bientôt l’on arrive à faire des sottises, auxquelles je pourrais donner un autre nom. Presque tous les préfets que nous avons vus en ce pays s’adressent à moi en arrivant ; ils me disent de fort belles choses, ma foi : « Daignez être mon guide. Je ne sais pas si je parviendrai à faire de belles et bonnes choses ; mais je prétends, au moins, qu’on ne vole pas autour de moi. N’y a-t-il point dans mes bureaux quelque commis qui économise dix mille francs par an sur des appointements de trois mille ? » etc.

En réponse à ces enfantillages d’un être faible et honnête, je dis la vérité en diminuant beaucoup les torts et affectant de douter de ce que je sais le mieux. Le nouveau préfet m’écoute, prend des notes et me remercie. « Ah çà ! me dit-il en me reconduisant, il est bien entendu que, de temps en temps, vous