Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
347
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Je ne rapporte ce dialogue que comme la vision d’un homme qui voit tout en noir. Je sais, de science certaine, que tous les chefs de bureau des quatre-vingt-cinq préfectures de province ont envoyé à la Cour des comptes un paquet cacheté contenant l’état de leur fortune lorsqu’ils sont entrés dans les bureaux, et, lorsqu’on ouvre un de ces paquets, on reconnaît avec édification que la fortune de l’employé qui l’a signé ne s’est jamais augmentée de plus de vingt mille francs en dix ans.

Voici la conversation de ce soir chez M. R… D’abord deux aventures galantes que je me garderai bien de raconter ; les détails sont scabreux, et je serais immoral ; en donnant la partie grave de la conversation, je ne serai qu’ennuyeux.

Il faut toujours en revenir à ce point : le gouvernement, dans les départements, c’est le préfet. On est accoutumé à l’impôt et à la conscription, on n’est plus sensible qu’à ce qui dépend du préfet ; mais, depuis quelque temps, les députés du département volent au préfet tous ses moyens d’influence, les croix et les bureaux de tabac.

À la Restauration, les préfets de l’Empire conservés savaient leur métier, et étaient excellents pour l’expédition des affaires et l’administration de tous les jours.

Les préfets de la Restauration apprirent leur métier avec le temps, et, au moment de la chute, il y en avait beaucoup de bons. Et enfin maintenant, quand on donne à un département un préfet de la Restauration, on s’en réjouit ; on se dit : « Celui-là, du moins, saura les lois. »

Chose singulière ! les préfets actuels administrent arbitrairement, non par amour pour l’arbitraire, mais faute de savoir les lois et règlements. Il y a plus, ils n’ont pas le temps de les étudier ; ils ont trop d’affaires et sont obligés de trop prendre garde à ce qu’ils font. À chaque instant ils s’occupent d’affaires, à propos desquelles ils craignent mortellement de trop déplaire au ministre ou au journal libéral du département.

Le journaliste libéral est un pauvre diable qui ne gagne pas