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ŒUVRES DE STENDHAL.

en me faisant voguer vers la mer. À tout moment il me nommait des vaisseaux de soixante-dix canons, de quatre-vingts canons ; et il était scandalisé de la froideur avec laquelle j’accueillais ces grands nombres de canons ; de mon côté, je trouvais qu’il les prononçait avec une fatuité ridicule.

C’est là, me suis-je dit, cet esprit de corps si utile, si nécessaire dans l’armée, mais si ridicule pour le spectateur. Malheur à la France, si cet homme me parlait de ses vaisseaux en froid philosophe. Oserai-je hasarder un mot bas ? Il faut ces blagues à cette classe pour lui faire supporter l’ennui d’une longue navigation. Mais la mienne, au milieu de ces vastes plages de sable et par un vent glacial, ne pouvait que me faire prendre en grippe la rivière de Lorient ; je ne pouvais pas être plus ennuyé que je ne l’étais, c’est alors que je me suis déterminé à aller voir les établissements militaires.

Cette corvée finie, j’ai demandé le grand café, on m’a indiqué celui de la Comédie.

La salle de spectacle est précédée par un joli petit boulevard qui va en descendant ; les arbres ont quarante pieds et les maisons trente. Cela est bien arrangé, petit, tranquille et silencieux (snog). Ce mot devait être inventé par des Anglais, gens si faciles à choquer, et dont le frêle bonheur peut être anéanti par le moindre danger couru par leur rang. Le brio des gens du Midi ne connaît pas le snog, qui, à leurs yeux, serait le triste.

Comme je n’avais guère de brio, en sortant des magasins de chanvre de l’État, j’ai été ravi de la situation du café de la Comédie ; j’y ai trouvé un brave officier de marine qui n’a plus, ce me semble, ni jambes ni bras ; il buvait gaiement de la bière ; il a hélé quelqu’un qui entrait, pour boire avec lui.

Pour moi, on m’a donné une tasse de café à la crème, sublime comme on en trouve à Milan. J’ai vu de loin un numéro du Siècle, que j’ai lu avec une extrême attention jusqu’aux annonces. Les articles, ordinairement bons, de ce journal m’ont semblé admirables.