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ŒUVRES DE STENDHAL.

dition d’une riche paysanne. Malgré le peu d’envie que j’ai de parler, la conversation s’est engagée entre nous, et si bien et avec tant de respect de ma part, que j’ai pu lui laisser entrevoir le roman que je venais d’imaginer. Elle en a ri de bon cœur, et m’a raconté avec un naturel parfait qu’elle est femme d’un pêcheur habitant à Jersey, et que, pendant que son mari est à la mer, elle tient un petit magasin de quincaillerie et de toutes les choses qui peuvent convenir à de pauvres matelots. Elle me contait tout cela comme eût pu le faire madame de Sévigné.

— Votre récit est adorable, lui disais-je ; mais permettez-moi de vous dire qu’il m’enchante, mais ne me persuade point.

Cette paysanne de quarante ans est sans contredit la femme la plus distinguée que j’aie rencontrée dans mon voyage, et, pour la beauté, elle vient, ce me semble, immédiatement après l’adorable carliste qui s’embarqua sur le bateau à vapeur de la Loire avec un chapeau vert.

Cette noble paysanne s’est tirée avec toute la grâce imaginable du récit d’une petite insolence à laquelle elle a été en butte de la part d’une femme vêtue de noir. La veille, en venant de Rennes par la même diligence, une religieuse a voulu lui enlever sa place de haute lutte.

— Allons, ôtez-vous de là, ma chère dame, il faut que je m’y mette, etc. Rien de plus joli et de plus plaisant que ce dialogue ; la prepotenza sotte d’un côté, et de l’autre l’esprit vif, mais fort mesuré, d’une femme de bonne compagnie qui a toujours peur d’en trop dire, et qui comprend à merveille qu’elle doit l’avanie qu’elle éprouve à son habit de paysanne.

J’ai eu cette aimable compagne de voyage jusqu’à Granville. Comme la diligence s’arrêtait une heure à Avranches, je l’ai engagée à monter avec moi sur le petit promontoire où existait autrefois la cathédrale du savant Huet, cet évêque homme d’esprit qui a écrit sur les romans. De là nous aurions une vue magnifique de tout le pays. Je lui offrais mon bras sans songer à mal.