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ŒUVRES DE STENDHAL.

démène une statue furibonde de Pierre Corneille : il est représenté ici en matamore de l’Ambigu-Comique[1]

  1. Voici, à ce sujet, un fragment inédit trouvé aussi dans les manuscrits de l’auteur ; il faisait partie de la description de Rouen dont il est question plus haut :

    « Les pires acteurs qui dissimulent, à l’Ambigu-Comique, dans l’ancien mélodrame à crimes, seraient des modèles de grâce et de naturel, comparés à ce Corneille colossal ; lui, cet homme si simple, si modeste, si grand, ce cœur si bien fait pour la véritable gloire, qui, menacé de je ne sais quelle protection et mourant de faim, osa imprimer ce vers :

    « Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée. »

    « Son siècle changea sous ses yeux ; le Français, de citoyen qu’il avait essayé d’être du temps de la Ligue, devint le plat sujet de la monarchie absolue. Alors le prince Xipharès et le prince Hippolyte remplacèrent les Horaces de Corneille, qui parut grossier. Il fut convenu que, sous le rapport politique et aux yeux d’un souverain absolu, Racine valait bien mieux que Corneille. Ce grand homme eut-il assez d’esprit pour expliquer de cette façon toute simple l’abandon et, tranchons le mot, le mépris du public, qui accompagna ses dernières années ?

    « Boileau, partisan de Racine, et qui, sous son grand talent pour exprimer en beaux vers une pensée donnée, cachait toute la petitesse d’âme d’un canut de Lyon, imprimait, dans la vieillesse de Corneille :

    « Après l’Agésilas,
    « Hélas !
    « Mais après l’Attila,
    « Holà ! »

    « Ce fut ainsi que s’éteignit le grand Corneille.

    « Enfin parut Napoléon, qui dit un jour : « Si Corneille eût vécu de mon temps, je l’aurais fait prince. » Il oubliait que, dès la première pièce de Corneille, le ministre de la police l’eût envoyé, de brigade en brigade, à Brest, comme il fit pour un homme d’esprit qui faisait des opéras-comiques et qui vit encore. Aussi Napoléon eut des Luce de Lancival et des Mort d’Hector. Si ce héros fût mort sur le trône à soixante ans, la France eût perdu la supériorité littéraire, la seule qui lui reste. Et elle lui reste malgré le ministre et l’Institut, qui récompensent toujours les médiocrités. C’est Courier que l’on a mis en prison, et dont personne en Europe ne peut approcher, que l’on veut lire même à Saint-Pétersbourg. »