Page:Stendhal - Mémoires d’un touriste, I, 1929, éd. Martineau.djvu/54

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est le péché de notre siècle, que d’être obligé de sortir en chapeau de paille et en jaquette de toile les trois quarts de l’année. On dirait que le naturel et la simplicité du costume passent dans les actions. D’ailleurs, à mon avis, le bonheur est contagieux, et je trouve qu’un esclave est mille fois plus heureux qu’un paysan de Picardie. Il est nourri, habillé, soigné quand il est malade ; il n’a nul souci au monde et danse tous les soirs avec sa maîtresse. Il est vrai que tout ce bonheur va cesser le jour où on lui apprendra d’Europe qu’il est malheureux. Je ne voudrais pas moi-même retarder d’une minute leur émancipation[1], je me repens même un peu de la phrase précédente : regardez-la, ô mon lecteur ! comme non avenue ; je ne voulais que vous dire que la vie habituelle au milieu des esclaves ne me rendrait point malheureux. Ici, comme dans beaucoup d’autre choses, je pense que ce qui passe généralement pour vrai est parfaitement faux.

Mais je ne dis ces choses-là que par écrit ; autrement je serais déshonoré parmi les gens à argent, mes confrères ; ils ont

  1. Cette émancipation, adoptée en principe par un décret du gouvernement provisoire du 4 mars 1848, a été proclamée en France et réglementée, par un autre décret de la même autorité, en date du 27 avril suivant.(Note de Colomb)