Page:Stendhal - Mémoires d’un touriste, I, 1929, éd. Martineau.djvu/73

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d’arbres, et qui pourrait être charmante. On prétend que ce pont a donné de l’humeur à beaucoup de gens du voisinage. Voilà le malheur de la province : prendre de l’humeur. On ne prend point d’humeur aux colonies.

Pour compléter mon idée, je suis entré chez une petite marchande épicière qui m’a vendu du raisin sec. Un paysan à la physionomie stupide, et vêtu de toile de coton bleue, passait sur le pont : l’épicière m’a dit que cet homme ne mangeait de la viande que huit fois par an ; il vit d’ordinaire avec du lait caillé. Pendant les grands travaux de la moisson, les paysans se permettent de boire de la piquette ; on fait ce breuvage en versant de l’eau sur le marc de raisin, lorsqu’il sort du pressoir ; et nous nous préférons fièrement à la Belgique et à l’Écosse !

Les nègres sont plus heureux. Ils sont bien nourris, et dansent tous les soirs avec leurs maîtresses. Ces paysans si sobres devraient être enchantés de passer soldats ; pas du tout : leur moral est à la hauteur de leur physique ; les plus misérables sont les plus désespérés lorsqu’ils tirent un mauvais numéro. Mais au bout de six mois, ils chantent au bivouac[1].


  1. Voir l’excellente relation allemande de la prise de Constantine, traduite par M. Spazier.