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ŒUVRES DE STENDHAL.

Dans une pièce attenant à la magnifique salle des livres, j’ai trouvé les portraits des Dauphinois célèbres. Barnave n’y est point encore. La médiocrité se venge des grands hommes après leur mort, Barnave périt à trente-deux ans, après avoir été quinze mois détenu au fort Barreaux. On l’engagea vingt fois à se sauver, rien n’était plus facile ; mais, comme Danton, cette grande âme éprouvait une répugnance infinie à se méfier de cette liberté qu’il avait tant contribué à appeler en France. Si j’avais de l’espace, je citerais de lui un curieux manuscrit.


— Le Pont de Claix, le 25 août 1837.

Hier soir, fort tard, j’ai, reçu une lettre de M. C., qui m’annonce qu’il a fait ma commission, et qu’aujourd’hui dimanche, sur les dix heures du matin, je trouverai à Lafrey quatre paysans réunis par ses soins : ces paysans furent témoins, il y a vingt-deux ans, de l’entrevue de Napoléon revenant de l’île d’Elbe avec le bataillon de la garnison de Grenoble. Là se décida le sort de l’entreprise la plus romanesque et la plus belle des temps modernes. Ce bataillon, envoyé par le général Marchand, commandant à Grenoble pour Louis XVIII, devait barrer la route à Napoléon, au point où elle est resserrée entre le grand lac de Latrey et la montagne.


— Grenoble, le 27 août.

Parti de Grenoble à cinq heures du matin par un temps délicieux, à neuf et demie je me suis trouvé dans le fameux pré parsemé de rochers qui s’étend entre le grand lac de Lafrey, le ruisseau qui sort du lac, et la montagne qui est à droite de la route qui conduit à La Mure. J’avouerai mon enfantillage, mon cœur battait avec violence, j’étais fort ému ; mais les trois paysans n’ont pu deviner mon émotion (le quatrième n’avait pu venir). Ceux qui étaient avec moi m’ont même regardé de travers une fois, comme n’ayant pas assez d’enthousiasme pour Napoléon. Les paysans m’attendaient chez M. Belon, aubergiste à