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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

— Y pensez-vous, monsieur, une paysanne ?

Ce mot a été dit avec une intonation si pure, si peu affectée, et qui m’a touché si vivement, que j’ai bien répondu. C’est avec cette noble paysanne que j’ai admiré une des plus belles vues de France. Elle a trouvé qu’elle ressemblait beaucoup à celle dont nous venions de jouir avant d’arriver à Pontorson. On se trouve aussi sur le bord d’une vallée large, profonde, admirablement plantée d’arbres bien verts, avec un lointain qui se perd sur la droite au milieu des forêts, et la mer sur la gauche.

En déjeunant à l’auberge, j’ai appris que le pays est hanté par une foule d’Anglais ; mais ils vont s’en aller, ils ont le malheur de trop bien pêcher à la ligne. Ils emploient des mouches artificielles qui trompent trop bien des nigauds de poissons, je ne sais si c’est les saumons ou les truites. Le bonheur anglais a excité au plus haut point la jalousie des Normands. Ils ont interrompu toutes relations de société avec ces fins pêcheurs, et songent même, autant que j’ai pu le comprendre, à leur faire un procès.

Si j’étais maître de mon temps, je m’arrêterais pour jouir de ce procès, et j’assignerais quelqu’un.

Malgré cette politesse normande, comme je ne pêche pas à la ligne, c’est à Avranches ou à Granville que je fixerais mon séjour, si jamais j’étais condamné à vivre en province dans les environs de Paris. À la première vue de la question, l’on serait tenté d’aller s’établir au Midi, vers Tours ou Angers, pour éviter la rigueur des hivers ; mais la différence du degré de civilisation est de plus de conséquence que la différence de deux degrés de latitude. Il y a cent fois plus de petitesse provinciale et de curiosité tracassière sur ce que fait le voisin à Tours ou à Angers, qu’à Granville ou à Avranches. Il faut toujours en revenir à cet axiome : Le voisinage de la mer détruit la petitesse. Tout homme qui a navigué en est plus ou moins exempt ; seulement, s’il est sot, il raconte des tempêtes, et s’il est homme d’esprit de Paris un peu affecté, il nie qu’il en existe.