Page:Stendhal - Rome, Naples et Florence, Lévy, 1854.djvu/16

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encore belle et de ce genre de beauté que l’on ne trouve jamais au nord des Alpes. Ce qui l’entoure annonce l’opulence, et je trouve dans ses manières une mélancolie marquée. Au sortir de la loge, l’ami qui m’a présenté me dit : « Il faut que je vous conte une histoire. »

Rien de plus rare que de trouver ici dans le tête-à-tête un Italien d’humeur à conter. Ils ne se donnent cette peine qu’en présence de quelques femmes de leurs amies, ou du moins quand ils sont bien établis dans une excellente poltrona (bergère). J’abrège le récit de mon nouvel ami, rempli de circonstances pittoresques, souvent exprimées par gestes.

« Il y a seize ans qu’un homme fort riche, Zilietti, banquier de Milan, arriva un soir à Brescia. Il va au théâtre ; il voit dans une loge une très-jeune femme, d’une figure frappante. Zilietti avait quarante ans ; il venait de gagner des millions ; vous l’auriez cru tout adonné à l’argent. Il était à Brescia pour une affaire importante qui exigeait un prompt retour à Milan. Il oublie son affaire. Il parvient à parler à cette jeune femme. Elle s’appelle Gina, comme vous savez ; elle était la femme d’un noble fort riche. Zilietti parvient à l’enlever. Depuis seize ans il l’adore, mais ne peut l’épouser, car le mari vit toujours.

« Il y a six mois, l’amant de Gina était malade, car depuis deux ans elle a un amant, Malaspina, ce poëte si joli homme que vous avez vu chez la Bibin Catena. Zilietti, toujours amoureux comme le premier jour, est fort jaloux. Il passe exactement tout son temps dans ses bureaux ou avec Gina. Celle-ci, désespérée de savoir son amant en danger et sachant bien que tous ses domestiques sont payés au poids de l’or pour rendre compte de ses démarches, fait arrêter sa voiture à la porte du Dôme, et, par le passage souterrain de cette église, du côté de l’archevêché, elle va acheter des cordes et des habits d’homme tout faits, chez un fripier. Ne sachant comment les emporter, elle passe ses habits d’homme sous ses vêtements, et regagne sa voiture sans accident. En arrivant chez elle, elle est indisposée et s’enferme dans sa chambre. À une heure après minuit, elle descend de son balcon dans la rue avec ses cordes, qu’elle a arrangées grossièrement en échelle. Son appartement est un