Page:Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, Lévy, 1854.djvu/157

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VIE DE HAYDN. 153 bobine recouverte de fil d’or : la bobine qui est dans l'âme de chacune des personnes qui ont pris un billet, est plus ou moins garnie de fil d’or : il faut que l'enchanteur Mozart ac- croche, par ses sons magiques, le bout de ce fil ; alors le possesseur de la bobine commence à sentir : il sent pendant que se dévide le fil d’or qui est sur sa bobine ; mais aussi il n’a le sentiment que le compositeur veut mettre en lui qu’au- tant de temps que dure ce fil précieux : dès que le musicien peint un degré d’émotion que le spectateur n’a jamais éprouvé, crac ! il n’y a plus de fil d’or sur la bobine, et ce spectateur- là s’ennuiera bientôt. Ce sont les souvenirs d’une âme passionnée qui garnissent plus ou moins la bobine. A quoi tout le talent de Mozart lui sert-il s’il a affaire à des bobines qui ne soient pas garnies ? « Menez Turcaret au Matrimonio segreto : quoiqu’il y ait beaucoup d’or sur son habit, il n’y a guère de fil d’or sur la petite bobine à laquelle nous comparons son âme ; ce fil sera bientôt épuisé, et Turcaret s’ennuiera des gémissements de Carolina : c’est tout simple Que trouverait-il dans ses souvenirs ? quelles sont les émotions les plus vives qu’il ait senties ? Le chagrin de se trouver compris pour une grosse somme dans quelque banqueroute ; le malheur de voir le beau vernis de sa berline écorché indignement par une char- rette de roulier : c’est à la peinture de tels malheurs qu’il serait sensible ; du reste, il a bien dîné, il est tout joyeux, il lui faut des contredanses : sa pauvre femme, au con- traire, qui est à côté de lui, et qui a perdu un amant adoré dans la dernière campagne, arrive au spectacle sans plaisir ; elle cède à un devoir de convenance ; elle est pâle, son œil ne se fixe sur rien avec intérêt : elle n’en prend pas d’abord un fort grand à la situation de Carolina.