Page:Stendhal - Voyage dans le midi de la France, 1930.djvu/225

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je le sois toujours beaucoup, mais elle m’a volé mes charmantes rêveries de voyage. Maintenant je songe aux arts, ou aux campagnes de Napoléon. Ce dernier sujet est triste pour moi ; je me vois tombé dans une époque de transition, c’est-à-dire de médiocrité ; et à peine sera-t-elle à moitié écoulée, que le temps qui marche si lentement pour un peuple et si vite pour un individu, me fera signe qu’il faut partir. J’étais bien plus fou, mais bien plus heureux quand, sans en rien dire à personne, et déjà grand garçon et donnant des signatures officielles, je songeais toujours aux passions que je me croyais à la veille de sentir et peut-être d’inspirer. Les détails d’un serrement de mains sous de grands arbres, la nuit, me faisaient rêver pendant des heures entières ; maintenant j’ai appris à mes dépens, qu’au lieu d’en jouir il faut en profiter sous peine d’en être aux regrets deux jours après. Hé bien ! je voudrais presque redevenir une dupe et un nigaud dans la réalité de la vie, et reprendre les charmantes rêveries si absurdes qui m’ont fait faire tant de sottises, mais qui seul, en voyage, comme ce soir, me donnaient des soirées si charmantes et qui, certes, ne pouvaient porter ombrage à personne.