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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/142

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fut un trait de vérité de plus, et la fille attribua évidemment ma voix rauque à la faiblesse et à mes fatigues.

– N’a-t-il donc pas d’amis ? dit-elle, des larmes plein la voix.

– Si fait ! dit Alan, à condition de les rejoindre ! – des amis, de riches amis, des lits pour s’y coucher, de bonnes choses à manger, des docteurs pour le soigner, – et voici qu’il lui faut patauger dans la boue et dormir dans la bruyère comme un mendiant.

– Et pourquoi cela ? dit la fille.

– Ma chère amie, dit Alan, je ne puis vous le dire sans danger ; mais au lieu de vous le conter, voici ce que je vais faire : je vais vous siffler un bout de cet air.

Et, s’allongeant en travers de la table, et sifflant pour qu’on l’entendît à peine, mais avec beaucoup de sentiment, il lui glissa quelques mesures de « C’est Charlie mon bien-aimé[36] ».

– Chut ! dit-elle, en regardant vers la porte.

– Voilà pourquoi, dit Alan.

– Si jeune ! s’écria la fille.

– Il est vieux assez pour…

Et Alan se frappa de l’index un coup sur la nuque, afin de signifier que j’étais vieux assez pour perdre ma tête.

– Ce serait une honte infâme, s’écria-t-elle, toute rouge.

– C’est ce qui arrivera, néanmoins, dit Alan, si nous ne trouvons un moyen.

La fille, se détournant, s’encourut hors de la pièce et nous laissa seuls : Alan, mis en belle humeur par la réussite de ses ruses, et moi très fâché d’être qualifié de jacobite et traité comme un enfant.

– Alan, m’écriai-je, je n’en supporterai pas davantage.

– Il faut vous résigner, pourtant, ami David. Car si vous découvrez le pot aux roses, à cette heure, vous tirerez peut-être votre vie du feu, mais Alan Breck est un homme mort.

La chose était si évidente que je me contentai de soupirer, et mon soupir servit le dessein d’Alan, car il fut entendu par la fille qui s’en revenait tout courant avec une assiette de pudding blanc une bouteille d’ale forte.

– Pauvre agneau ! dit-elle.

Et elle n’eut pas plus tôt posé l’assiette devant nous, qu’elle me flatta l’épaule d’un petit geste amical, comme pour me réconforter. Puis elle nous pria de manger, sans plus rien avoir à payer, car l’auberge lui appartenait, ou du moins à son père, qui était parti pour la journée à Pittencrieff. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois, car du pain et du fromage sont froide nourriture, et le pudding avait une odeur exquise ; et tandis que nous étions à manger, elle reprit sa place contre la table voisine, nous considérant et réfléchissant d’un air préoccupé, tout en tiraillant les cordons de son tablier.