Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/39

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courants du Pentland Firth. Pour moi, qui avais été enfermé si longtemps, et ne savais rien des vents debout, je nous croyais déjà plus d’à moitié chemin de l’Atlantique. Du reste, une fois passé mon étonnement de ce soleil tardif, je n’y fis plus attention, et m’en allai le long du pont. Je courais dans l’intervalle des coups de mer, me retenant à des cordages, mais néanmoins, sans un des hommes en haut, qui avait toujours été bon pour moi, j’aurais passé par-dessus bord.

La dunette, où j’allais désormais coucher et servir, était élevée de six pieds au-dessus du pont, et, vu la taille du brick, de bonnes dimensions. Elle contenait une table et un banc fixés au plancher, et deux couchettes, l’une pour le capitaine, et l’autre pour les deux seconds, alternativement. Elle était du haut en bas garnie de tiroirs renfermant les effets des officiers et une partie des provisions du bord ; il y avait au-dessus un second magasin, où l’on accédait par une écoutille située au milieu du pont ; en fait, le meilleur des vivres et de la boisson, avec la totalité de la poudre, étaient réunis en cet endroit ; et toutes les armes à feu, excepté les deux caronades de bronze réglementaires, s’alignaient dans un râtelier, au fond de la dunette. La plupart des coutelas se trouvaient ailleurs.

Une petite fenêtre munie de deux volets latéraux, et un vasistas au plafond l’éclairaient pendant le jour ; et, dès l’obscurité, une lampe y brûlait sans interruption. Elle brûlait quand j’y pénétrai, peu brillamment, il est vrai, mais assez pour me faire voir M. Shuan assis à la table, devant sa bouteille de brandy et un gobelet d’étain. C’était un homme grand, bien bâti et très basané, et il regardait devant lui d’un air stupide.

Il ne s’aperçut pas de mon arrivée, il ne fit pas un mouvement lorsque le capitaine entra derrière moi et s’accouda sur la couchette voisine, en regardant le second d’un air sombre. J’avais très peur de Hoseason, et non sans raison ; mais quelque chose me disait qu’alors même je n’avais rien à craindre ; aussi je lui glissai dans l’oreille : « Comment va-t-il ? » Il hocha la tête comme s’il ne savait pas et ne voulait pas savoir, et ses traits se contractèrent.

Ensuite M. Riach entra. Il lança au capitaine un regard signifiant que le garçon était mort, aussi clair que la parole, et prit place parmi nous ; en sorte que nous étions tous trois muets, à dévisager M. Shuan, lequel, de son côté, restait assis sans mot dire, les yeux fixés sur la table.

Soudain, il avança la main pour prendre la bouteille. M. Riach s’élança, et la lui retira, plus par surprise que par violence, s’écriant, avec un juron, que cela suffisait pour aujourd’hui, et qu’il finirait par attirer la vengeance de Dieu sur le navire. Et, tout en parlant ainsi (les portes de gros temps étaient ouvertes sur leurs glissières), il lança la bouteille à l’eau.

M. Shuan fut debout en un clin d’œil ; il gardait son air absent, mais il était prêt à tuer, et il l’aurait fait pour la deuxième fois de la nuit, si le capitaine ne s’était interposé entre lui et sa victime prétendue.