Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/58

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la même main qui m’a donné les boutons, c’est-à-dire de mon pauvre père, Duncan Stewart, béni soit-il. C’était le plus charmant homme de sa race ; et la meilleure épée des Highlands, David, ce qui revient à dire : du monde, je le sais bien, car c’est lui qui m’a enseigné à tirer. Il fit partie de la Garde-Noire[17], dès les premiers enrôlements ; et, comme d’autres gentilshommes partisans, il se faisait suivre d’un écuyer pour lui porter son fusil, dans les marches. Or, le roi, dit-on, eut envie de voir un assaut d’épée du Highland. Mon père et trois autres nobles furent choisis, et envoyés à Londres, comme les meilleurs tireurs. On les mena donc au palais où, pendant deux heures d’affilée, ils déployèrent tout l’art de l’épée, devant le roi George[18] et la reine Caroline, et Cumberland le Boucher, et un tas d’autres que j’ignore. Et quand ce fut fini, le roi (qui n’était après tout qu’un vil usurpateur) leur donna de belles paroles et leur mit en main à chacun trois guinées. Or, en sortant du palais, ils passèrent devant une loge de portier ; et mon père, se disant qu’il était sans doute le premier gentilhomme highlander qui fût jamais passé par là, crut devoir donner au pauvre portier une haute idée de sa qualité. Il déposa donc les trois guinées du roi dans la main de cet homme, comme si c’était son habitude ordinaire. Les trois autres qui le suivaient font de même ; et les voilà dans la rue, sans un penny, certains disent que ce fut un tel, le premier à gratifier le portier du roi ; d’autres, que ce fut tel autre ; mais la vérité est que ce fut Duncan Stewart, comme je suis prêt à le soutenir aussi bien avec l’épée qu’avec le pistolet. Tel était mon père, Dieu ait son âme !

– Il n’a pas dû vous laisser beaucoup.

– C’est vrai. À part mes culottes, il m’a laissé peu de chose. Et c’est pourquoi j’en suis venu à m’enrôler, ce qui a nui grandement à ma réputation, et me ferait encore plus de tort si je tombais aux mains des habits-rouges.

– Hé quoi ! m’écriai-je, vous avez fait partie de l’armée anglaise ?

– Oui, moi-même, dit Alan. Mais j’ai déserté du bon côté, à Preston-Pans[19], et cela me console un peu.

Je n’étais pas de cet avis, car je tenais la désertion devant l’ennemi pour une faute impardonnable contre l’honneur. Toutefois, en dépit de ma jeunesse, je sus taire ma pensée.

– Mais, mon ami, dis-je, c’est la peine de mort !

– Oui, au cas où ils me prendraient, ce serait haut et court pour Alan ! Mais j’ai dans ma poche mon brevet signé du roi de France, qui me protégerait un peu.

– J’en doute fort.