Page:Stevenson - L’Île au trésor, trad. André Laurie.djvu/59

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tous les jours, et un grand tonneau de pommes tout ouvert restait constamment sur le pont, près de la coupée, à la disposition de qui voulait y puiser.

« Mauvais système, disait le capitaine au docteur Livesey. Gâtez les gens de l’avant et vous en ferez des tigres. Voilà mon opinion. »

Mais le capitaine se trompait sur ce point, et le tonneau de pommes servit à quelque chose, car sans ce bienheureux tonneau nous aurions tous péri, victimes de la trahison la plus odieuse. Voici comment la chose arriva :

Nous avions laissé derrière nous la région des vents alizés pour aller chercher la brise qui devait achever de nous porter sur l’île (il ne m’est pas permis d’entrer dans des détails plus explicites), et nous nous attendions d’un moment à l’autre à l’entendre signaler par la vigie. Tout indiquait en effet que nous touchions au terme de notre voyage, même en faisant la place la plus large aux erreurs de calcul, et selon toute apparence le lendemain vers midi nous devions nous trouver en vue de l’île. Notre direction était Sud-Sud-Ouest. Nous avions vent arrière et l’Hispaniola roulait assez fort, en piquant de temps à autre son beaupré dans la lame et le relevant au milieu d’une gerbe d’écume. Et chacun était content de voir comme elle filait toutes voiles dehors, et de se dire que nous allions enfin passer à la partie sérieuse de nos opérations.

Il advint qu’après le coucher du soleil, comme je rentrais dans ma cabine après avoir terminé mon ouvrage, l’envie me prit de croquer une pomme. Je montai sur le pont. Les hommes de quart étaient tous sur l’avant, cherchant à découvrir l’île. Celui qui tenait la barre regardait en l’air en sifflotant dans ses dents. C’était le seul bruit qu’on entendît, avec le gazouillement de l’eau des deux côtés du coupe-lame.

Le tonneau se trouvait presque vide : à peine y restait-il deux ou trois pommes. Pour les atteindre je dus même sauter dedans ; une fois là, je m’assis, car j’étais fatigué, et je me mis à manger ; il est même fort possible que je me serais endormi au milieu de cette occupation — car la nuit tombait, et le roulis me berçait au bruit de la lame — si quelqu’un n’était venu s’appuyer au tonneau en le secouant assez rudement. J’allais me montrer, quand je reconnus la voix de John Silver, et ce que disait cette voix était si terrible que mon premier soin fut de me tenir immobile dans ma cachette. Glacé d’épouvante et en même temps dévoré de curiosité, je restai donc accroupi, sûr que j’étais perdu si l’on me découvrait là, retenant mon haleine pour ne pas trahir ma présence et pourtant écoutant de mon mieux. Car de moi seul désormais dépendait la vie de tout ce qu’il y avait d’honnête à bord.