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L’ILE AU TRÉSOR.

taine lui-même que toutes les autres personnes de mon entourage. Parfois, le soir, il buvait plus de rhum que sa tête ne pouvait en porter, et se mettait à beugler ses vieux chants bachiques ou nautiques, sans faire attention à rien de ce qui se passait dans le parloir. Mais, d’autre fois, il faisait donner des verres à tout le monde et forçait les pauvres gens tremblants à écouter des histoires sans queue ni tête ou à l’accompagner en chœur. Bien souvent j’ai entendu vibrer tous les planchers de la maison au chant des « Yo-ho-ho, Yo-ho-ho, — qui voulaient la bouteille ! » Tous les voisins s’y mettaient à tue-tête, car la peur les talonnait ; et c’était à qui crierait le plus fort pour éviter les observations.

C’est que, dans ces accès, notre locataire était terrible. Il faisait trembler la terre sous ses coups de poing pour réclamer le silence ; ou bien il se mettait dans une colère effroyable parce qu’on lui adressait une question, — ou parce qu’on ne lui en adressait pas, — et qu’il en concluait que la compagnie n’écoutait pas son histoire… Il n’aurait pas fallu non plus s’aviser de quitter l’auberge avant qu’il fût allé se coucher en titubant ! Notez que presque toujours ses récits étaient faits pour donner la chair de poule. Ce n’étaient que pendaisons à la grande vergue, coups de couteau, combats corps à corps, tempêtes effroyables, aventures ténébreuses sur les océans des deux mondes. D’après ses propres dires, il avait certainement vécu parmi les plus atroces gredins que la mer ait jamais portés ; et le langage dont il se servait pour décrire toutes ces horreurs était fait pour épouvanter de simples campagnards, comme nos habitués, plus encore peut-être que les crimes mêmes dont ils écoutaient le récit. Cet homme nous glaçait littéralement le sang dans les veines.

Mon père répétait du matin au soir que sa présence finirait par ruiner l’auberge, et que nos plus fidèles clients finiraient par se lasser d’être ainsi brutalisés ; sans compter qu’ils rentraient habituellement chez eux les cheveux hérissés de terreur. Mais je croirais volontiers, au contraire, que ces étranges veillées nous attiraient du monde. On avait peur, et pourtant on prenait goût à ces émotions poignantes. Après tout, le Capitaine mettait un peu d’intérêt dans la vie monotone de la campagne. Certains jeunes gens affectaient même de l’admirer, disant que c’était un « vrai loup », « un vieux marsouin », un de ces hommes qui ont fait l’Angleterre si terrible sur les mers.

Il avait un autre défaut plus dangereux pour nos intérêts : c’est qu’il ne payait pas ses dépenses. Hors les trois ou quatres pièces d’or qu’il avait jetées à terre en arrivant, on ne vit jamais un sou de lui. Les semaines et les mois s’écoulaient ; la note s’allongeait démesurément, et mon père ne pouvait se décider à demander son