Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/53

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était sur toutes choses l’homme le plus capable que j’aie jamais rencontré, et du génie le plus réel. Il ne cherchait pas à capter les bonnes grâces de l’équipage, comme moi, par des bouffonneries continuelles, exécutées d’un cœur anxieux ; mais, dans la plupart des occasions, il demeurait grave et distant ; on eût dit un père au milieu d’une famille de jeunes enfants, ou un maître d’école avec ses élèves.

Ce qui augmentait les difficultés de son rôle, c’est que les hommes étaient d’invétérés mécontents ; la discipline de Ballantrae, toute minime qu’elle fût, pesait à leur amour de la licence ; et, ce qui était pis, en les empêchant de boire, il leur donnait le loisir de penser. Plusieurs, en conséquence, commencèrent à regretter leurs abominables forfaits ; l’un en particulier, bon catholique, et avec qui je me retirais parfois à l’écart pour dire une prière, surtout par mauvais temps, brouillard, pluie battante, etc., lorsque l’on ne nous remarquait pas ; et je suis sûr que deux criminels sur la charrette n’ont jamais accompli leurs dévotions avec une plus anxieuse sincérité. Mais le reste de l’équipage, n’ayant pas de semblables motifs d’espoir, se livrait à un autre passe-temps, celui des calculs. Tout le long du jour, ils ressassaient leurs parts, ou se dépitaient du résultat. J’ai dit que nos affaires allaient bien. Mais il faut remarquer ceci : que dans ce monde, en aucune entreprise de ma connaissance, les bénéfices ne sont à la hauteur de l’attente. Nous rencontrâmes de nombreux navires, et en prîmes beaucoup ; cependant bien peu contenaient de l’argent, leurs marchandises ne nous étaient à l’ordinaire d’aucun usage, – qu’avions-nous besoin d’une cargaison de charrues, ou même de tabac ? – et il est triste de songer au nombre d’équipages tout entiers auxquels nous avons fait faire la « promenade de la planche » pour guère plus qu’un stock de biscuits ou deux ou trois quartauts d’alcool.

Cependant, notre navire faisait beaucoup d’eau, et il était grand temps de nous diriger vers notre port de carénage, qui était l’embouchure d’une rivière environnée de marais. Il était bien entendu que nous devions