Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/84

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égales, nous savions toujours quand son imagination l’emportait vers Paris. Et qui ne se serait figuré voir l’idole abattue par ma révélation ? C’est à croire que les femmes sont possédées du diable. Toutes ces années écoulées sans jamais revoir l’homme, bien peu de tendresse à se rappeler (d’un commun accord) même du temps où il était auprès d’elle, la nouvelle de sa mort et, depuis, sa rapacité sans cœur étalée à nu devant elle ; que tout cela ne pût suffire, et qu’elle gardât toujours la meilleure place en son cœur à ce maudit individu, il y a de quoi exaspérer un honnête homme. Je n’eus jamais beaucoup de sympathie naturelle pour la passion amoureuse, mais cette démence chez la femme de mon maître me dégoûta entièrement de la chose. Je me souviens d’avoir repris une servante parce qu’elle chantait une bêtise sentimentale tandis que j’étais dans ces dispositions ; et ma sévérité me valut la rancune de tous les cotillons du château. Je m’en souciais fort peu, mais cela amusait Mr. Henry, qui me raillait souvent sur notre impopularité jumelle. La chose est singulière (car ma mère était assurément la perle des femmes, et ma tante Dickson, qui paya mes études à l’Université, une femme remarquable), mais je n’ai jamais eu grande indulgence pour le sexe féminin, ni même peut-être beaucoup de compréhension ; et comme je suis loin d’être un homme hardi, j’ai toujours esquivé leur société. Non seulement je ne vois aucun motif de regretter ma défiance, mais j’ai remarqué invariablement que les pires catastrophes frappent ceux qui ont été moins sages. C’est par crainte de m’être montré injuste envers Mme Henry que j’ai jugé utile de consigner cette mienne tournure d’esprit. Et d’ailleurs la remarque m’est venue tout naturellement, à relire la lettre qui provoqua de nouveaux événements, et qui me fut, à mon grand étonnement, remise en particulier, une semaine environ après le départ du précédent messager.