Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/88

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

parvins à me cacher parmi les buissons du rivage assez tôt pour voir aborder la yole. Contrairement à son habitude, le capitaine Crail lui-même tenait la barre ; auprès de lui était assis un passager ; et les hommes manœuvraient avec difficulté, encombrés qu’ils étaient par une douzaine de valises, grandes et petites. Mais l’affaire de les débarquer fut menée rondement, et bientôt le bagage fut empilé sur la rive, la yole s’en retourna vers le lougre, et le passager resta seul sur la pointe du roc. C’était un grand et svelte gentleman vêtu de noir, l’épée au côté et la canne de promenade au poignet. Il agita sa canne dans la direction du capitaine Crail, en guise d’adieu, et avec un mélange de grâce et de raillerie qui grava profondément le geste dans ma mémoire.

La yole ne se fut pas plus tôt éloignée avec mes ennemis jurés, que je retrouvai une partie de mon assurance, m’avançai sur la lisière des buissons, et fis halte de nouveau, partagé entre ma défiance naturelle et un sinistre pressentiment de la vérité. J’aurais pu rester là toute la nuit à balancer, mais l’étranger se retourna, m’aperçut dans la brume qui commençait à se lever, et me fit signe en me criant d’approcher. Je lui obéis, mais mon cœur était de plomb.

– Voici, mon brave, dit-il avec l’accent anglais, voici quelques objets pour Durrisdeer.

J’étais alors assez près de lui pour distinguer ses traits fins et son visage brun, mince et allongé, son regard vif, alerte et sombre, qui décelait l’homme de guerre et l’habitude du commandement. Il avait sur la joue une envie, qui ne lui seyait pas mal ; un gros diamant étincelait à son doigt ; ses habits, quoique de couleur uniforme, étaient d’une coupe et d’une élégance françaises ; ses manchettes, plus longues qu’il n’est d’usage, de dentelle très fine ; et je m’étonnais d’autant plus de le voir en si bel appareil, qu’il venait de débarquer d’un sale lougre de contrebandiers. Après m’avoir mieux examiné, il me toisa une seconde avec sévérité, et puis sourit :

– Je gage, mon garçon, dit-il, que je connais à la