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mes yeux que l’animal se trouverait tout naturellement conduit à porter ses coups.

« Allez ! » dit le sergent-major.

Au même instant nous fonçâmes tous les deux avec une égale furie, et, sans ma feinte, nous nous serions sûrement embrochés tous les deux. Goguelat, dans l’espèce, se borna à me blesser à l’épaule, tandis que ma pointe lui pénétra dans le ventre, au-dessous de la ceinture ; et sa grosse masse humaine, tombant sur moi de toute sa hauteur, me précipita sur le sol, sans connaissance.

Quand je revins à moi, j’étais étendu sur mon lit ; et je pus distinguer dans les ténèbres une douzaine de têtes massées autour de moi. Je me redressai. « Qu’y a-t-il ? » m’écriai-je.

« Chut ! dit le sergent-major, Dieu merci, tout va bien ! »

Je sentis qu’il cherchait ma main, à tâtons ; et il avait des larmes dans la voix.

« Rien qu’une égratignure, mon enfant ; et puis voici votre vieux papa, qui va bien vous soigner ! Votre épaule est bandée comme il faut ; nous vous avons remis vos vêtements sur le corps ; tout ira bien ! »

La mémoire commençait à me revenir. « Et Goguelat ? » murmurai-je.

« Impossible de le remuer ! Il a le ventre crevé. Mauvaise affaire ! dit le sergent-major. »

L’idée d’avoir tué un homme avec la moitié d’une paire de ciseaux m’atterra. Je crois bien que, si j’en avais tué une douzaine avec un fusil, un sabre, une baïonnette, n’importe quelle arme régulière, je n’en aurais pas éprouvé un remords aussi angoissant. Je courus vers mon malheureux adversaire, je m’agenouillai près de lui, et ne pus que sangloter son nom.

Il fit de son mieux pour me tranquilliser. « Tu m’as donné la clef des champs, camarade ! me dit-il. Mais, tu sais, sans rancune. »

À ces mots, mon horreur redoubla. Ainsi, c’était nous, deux Français exilés, qui avions engagé l’un contre l’autre