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Mais pourquoi reproduirais-je la grossièreté de ses expressions ? Tout ce qu’il pensait et sentait, à cette heure suprême, était d’une noblesse admirable, encore qu’il ne sût point le traduire autrement que dans un langage de brute. Après m’avoir consolé et rassuré de son mieux, il me dit d’appeler le médecin ; et lorsque celui-ci se fut approché, mon pauvre Goguelat se souleva un peu dans son lit, désigna du doigt d’abord lui-même, puis moi, qui pleurais à son chevet, et répéta plusieurs fois les mots : « Amis, amis ; nous deux, amis ! »

À ma grande surprise, le médecin sembla très ému. Il secoua vers nous sa petite tête à perruque ronde et dit, plusieurs fois de suite « All right, Johnny, moi comprong ! »

Alors Goguelat me serra encore les mains, et je sortis de la chambre, en sanglotant comme un enfant.

Dans la vie, et surtout depuis son emprisonnement, Goguelat était en général détesté ; mais, durant les trois jours de son agonie, sa magnifique constance lui avait gagné tous les cœurs ; et quand le bruit se répandit dans la prison, ce même soir, qu’il avait cessé de vivre, toutes les conversations s’arrêtèrent ou eurent lieu à voix basse, comme dans une maison en deuil.

Quant à moi, j’étais vraiment comme un fou. Je ne pus fermer l’œil de toute la nuit. Je me répétais toujours que je l’avais tué, et que lui, en échange, avait fait l’impossible pour me protéger. Et tel est le profond illogisme de nos sentiments les meilleurs que, le lendemain matin, par l’excès même de mon remords, j’étais en humeur de chercher querelle au premier venu.

Rencontrant le médecin, je lui demandai si la nouvelle était vraie.

« Oui, me dit-il, l’animal est mort !

— A-t-il beaucoup souffert ? demandai-je.

— Pas du tout. Il s’est éteint comme un mouton ! »

Le petit médecin me considéra un moment, puis je vis qu’il portait la main au gousset de son gilet.