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seconde plus tard, j’aurais eu certainement la tête fracassée Je poussai un des soupirs les plus doux de toute ma vie, je me cramponnai des deux mains à la corde, et je fermai les yeux, transporté dans une véritable extase de soulagement.

Puis la tentation me vint de voir où j’en étais de mon voyage, chose dont je n’avais pas la moindre idée. Je regardai au-dessus de moi : je n’aperçus rien que les ténèbres du brouillard et de la nuit. Timidement, je tendis le col en avant et regardai au-dessous de moi. Là, sur un immense plancher de ténèbres, je découvris comme un dessin formé de vagues lumières, quelques-unes se suivant en rangées, d’autres luisant çà et là, isolées. Mais, avant que j’eusse le temps d’évaluer la distance qui me séparait de ces lumières, un flot de nausée et de vertige me força à me rejeter en arrière, et à fermer les yeux de nouveau.

Dans cette situation, je n’avais en vérité qu’un désir et c’était de trouver quelque autre sujet sur quoi fixer mes idées. Ce sujet, me croira-t-on ? je le trouvai. Un voile se déchira dans mon esprit ; et je découvris quel sot j’avais été, quels sots nous avions tous été, et combien inutilement nous nous étions ainsi exposés à gigoter entre ciel et terre à la force de nos bras. Il eût suffi, pour éviter tout cela, qu’on m’eût lié à la corde avant de me laisser descendre : et pas un seul de nous ne s’était avisé d’y songer avant cet instant !

Je remplis d’air mes poumons, saisis solidement la corde, et, de nouveau, me lançai dans le vide. Par un heureux hasard, le pire danger était passé ; et j’eus la chance de ne plus me cogner qu’une fois ou deux sur les pierres. Je dois avoir passé à peu de distance d’un buisson de giroflées, car le parfum de ces fleurs me pénétra tout à coup, avec cette impression de réalité qu’ont les parfums dans les ténèbres. Cet incident me fit comme une seconde étape, après celle de la saillie où je m’étais arrêté. Étant désormais plus maître de moi, je cherchai à me rendre compte du temps écoulé depuis que j’avais quitté mes